(Un dessin de samedi dernier pour un livre lu hier, je réserve mes poissons du jour pour une autre chronique).
Les mulets noirs (ou muges) sont des poissons peu chers et délicieux, au profil reconnaissable, assez lippus, et relativement foncés (leurs larges écailles noires débutent dès la tête et couvrent tout le dos; on distingue des traits sur leurs flancs).
ces deux là, légèrement divergents, je les associe aux deux soeurs jumelles dont Dessous raconte le destin.
Dessous : le titre original était « Unterzakhn », bien que cette bande dessinée ait été écrite en américain par son auteure, Leela Corman. Je pense bien qu’ « Unterzakhn » veut dire « dessous », mais pas en anglais des États-Unis, plutôt en américain yiddish.
Car Esther et Fanya sont jumelles, juives, et pauvres, comme la plupart des habitants du Lower East Side. On les suivra sur une quinzaine d’années, entre 1909 et 1923, soit pour elles entre l’enfance et l’âge adulte. Et on entendra causer yiddish (ouf, Jean-Paul Jennequin n’a pas tout traduit ni annoté, et laisse le lecteur deviner le sens des expressions d’après leur contexte), et l’on verra l’une apprendre à lire auprès d’une sage-femme avorteuse, et l’autre la danse auprès d’une mère maquerelle.
On pourrait croire leurs chemins tous tracés, alors. En un sens, ils le sont, mais les faits racontés rendent cela bien plus subtil. La force du récit (véritablement haletant) tient à la fois dans la peinture d’un milieu (le Lower East Side du début du vingtième siècle, on s’y croirait), d’une culture (juive), et dans le portrait de personnages confrontés au quotidien à des choix pour assurer leur survie ou leur indépendance (mais aussi assumer leurs travers). Comment l’une et l’autre s’émancipent de leur famille, et apprennent la vérité sur celle-ci. De quelles histoires aimées et transmises les familles et les individus sont construits. De quels faits et postures les vies sont faites : la putain ou l’avorteuse, l’arriviste ou la militante, ne peuvent se payer que de sous ni que de mots.
La pritze, d’ailleurs, ne croupira pas dans le petit théâtre burlesque… son personnage m’évoqua celui d’Ella, joué par Isabelle Huppert dans Heaven’s gate, de Michael Cimino (récemment ressorti en copie neuve, un film magnifique) : avant tout une femme indépendante, jusqu’aux limites du métier qui lui permit de mener sa vie avec cette liberté-là. Sauf que le regard de Cimino, pour subtil qu’il soit sur son personnage, est un regard masculin (ça se voit à la fin, mais je ne raconte pas le film). Et là, Leela Corman est une femme, qui parle avant tout d’histoires de bonne femmes – qui sont des histoires engageant l’évolution morale d’une société. Elle le fait avec un trait au pinceau, parfois naïf parfois grimaçant, mais dont le charme croît au fil de la lecture.
Finalement, Dessous porte très bien son nom, en yiddish ou en français : il y est question de choses intimes qui supportent la société, et des hypocrisies qui les fondent comme des orgueils qui les font évoluer.
Dessous, de Leela Corman, ed. ça et là, 20 €